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Dévoilement
Laurence Flachon

"Fait social total", une expression élaborée par Marcel Mauss pour désigner un évènement qui révèle la totalité d'une culture ou d'une civilisation. Cette notion peut-elle être appliquée à la crise sanitaire que nous traversons?
Révélatrice, elle l'est à bien des égards :
d'un système capitaliste mondialisé et des dépendances qu'il génère,
des inégalités sociales et technologiques,
d'un rapport au monde dont la production est, trop souvent, le principe unique .
En terme biblique, cette pandémie est une "apocalypse" au sens littéral, un "lever de voile" -en dépit d'une "tombée de masques" (!)- qui révèle et questionne notre rapport au vivant, nos modes de fonctionnement économique et politique.
Et à quoi sert ce "dévoilement", si ce n'est à réfléchir au sens de l'histoire ?
Le chapitre 13 du livre de l'Apocalypse évoque la bataille qui oppose le Christ et son peuple à deux bêtes dont le pouvoir semble s’étendre à tous les domaines de la vie humaine et qui sont elles-mêmes soumises au dragon, figure du mal incarné.
Ces figures animales mythiques pourraient évoquer la matérialisation de nos peurs face à ces zoonoses, ces maladies qui se transmettent de l'animal à l'être humain.
Leur pouvoir "total" ne nous rappelle-t-il pas ce que Michel Foucault appelait la "biopolitique" : l'idée que le pouvoir s'exerce non seulement sur le corps social, "les citoyens" mais aussi sur la vie biologique; lorsque les "procédés de pouvoir et de savoir prennent en compte les processus de la vie et entreprennent de les modifier et de les contrôler"?
L’Apocalypse ne parle pas d’un futur dévastateur mais de notre présent à déchiffrer.
Le livre de l’Apocalypse réfléchit, certes, à partir de la situation difficile des chrétiens face à l'empire romain à la fin du premier siècle en utilisant des images du judaïsme de l’époque, mais ne se limite nullement à cela.
L’auteur du livre de l’Apocalypse exerce un regard critique sur le pouvoir humain dès lors qu’il s’absolutise, mais il met également en garde les communautés chrétiennes qui seraient prêtes à trop de compromissions.
Car au-delà de ces circonstances historiques particulières, ce récit veut nous appeler à la vigilance et la résistance
face à tout homme, tout régime aux prétentions totalitaires,
vis-à-vis de notre propre étonnement admiratif, notre fascination face à la puissance
et ses déploiements,
devant la paralysie et la résignation qui nous saisissent quand aucune opposition
organisée n’est admise, quand un pouvoir dirige souverainement et
tend à confisquer la totalité des activités qu’il domine.
A la première bête est dévolue le pouvoir administratif, civil, militaire qu’elle exerce « sur toute tribu, tout peuple, toute langue et toute nation » (13,7); à la seconde un pseudo pouvoir religieux, la soumission des consciences par l’action conjuguée de la propagande et de la répression mais aussi le contrôle social et économique des échanges entre les personnes : « elle fait qu’on impose à tous, petits et grands, riches et pauvres, hommes libres ou esclaves, une marque sur la main droite et sur le front, et que personne ne puisse acheter ni vendre sans avoir la marque » (13,16).
Cette deuxième bête trompe le monde par son apparence semblable à l’agneau –référence directe au Christ, elle séduit et abuse de la crédulité de ceux qui s’émerveillent devant ses soi-disant actes de puissances.
Nous portons une responsabilité quant à l’emprise que nous laissons à nos démons intérieurs comme aux bêtes extérieures…
L'une des interpellations du visionnaire porte sur l’usage de la sagesse et de l’intelligence. Il démystifie l’idéologie impériale et invite ses lecteurs à faire preuve d’esprit critique, à discerner la logique totalitaire qui est à l’œuvre.
En calculant le chiffre de la bête, c’est-à-dire en l’identifiant, les auditeurs réaliseront que "le système mondialisé qui les entoure est une construction humaine qui ne requiert ni la croyance, ni la soumission mais de claires décisions spirituelles et politiques.
L’idéologie molle de l’impérialisme romain et les réalités sociales et économiques qu’elle impose sont le produit d’une industrie purement humaine que le visionnaire refuse de prendre pour un dieu ou une fatalité". (Fr. Vouga, Politique du Nouveau Testament)
Une mise en garde d'actualité à la fois contre « hard power », la puissance traditionnelle de la contrainte par la force, et la « soft power », la puissance douce, la capacité à influencer par la culture ou l’économie.
Vigilance, résistance mais aussi espérance nous dit l’auteur de l’Apocalypse.
Parce que Dieu s'est révélé en Jésus-Christ qui a résisté à la violence en la dénonçant, en la subvertissant et en choisissant la voie coûteuse de l’amour.
Une illustration de Laurent Corvaisier