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La grâce d'un retournement
Laurence Flachon

La crise que nous traversons est révélatrice à bien des égards. Elle questionne notamment notre rapport au travail et, plus précisément, notre rapport au temps dans le travail.
Comme le souligne le sociologue et professeur Richard Sennett, les travailleurs vivent actuellement dans un "présent perpétuel" car ils dépendent de grandes entreprises qui achètent des compétences là où elles se trouvent sur le marché mondial. Elles consomment le travail plutôt que d'investir dans les travailleurs. Or tout individu a besoin d'inscrire ses activités professionnelles dans un récit -grâce à un travail qui fasse sens ou grâce à un travail peut-être pénible mais qui permette de se projeter dans l'avenir.
Dans une lettre qu'il adresse à la population de Jérusalem qui a été exilée à Babylone par le roi Nabuchodonosor (Jér 29, 4-14), le prophète Jérémie rappelle la dimension spirituelle du travail en l'inscrivant dans un temps, une durée particulière et au moment même d'une crise majeure : l'Exil.
En réponse aux crises qui secouent notre existence notre but est souvent de retrouver au plus vite notre situation initiale ou son équivalent, notre "Jérusalem". Et nous perdons de vue que la crise est un révélateur, que ce temps, en lui-même, peut être fécond. Et qu'on ne revient jamais à la situation initiale. Jérémie le fera comprendre aux exilés en parlant du retour comme d'un "retournement". Une crise traversée fait de nous des êtres différents.
Le peuple d'Israël se retouve dans un environnement où règne de multiples propositions religieuses et différentes voix prophétiques. Les exilés ne savent plus qui croire; ils ne savent plus que croire. Ils oscillent ainsi entre l'enthousiasme et l'abattement. Le prophète Jérémie ne promet pas de solution "magique", à court terme qui résoudrait tous les problèmes. Au contraire, il réinjecte la perspective de la durée dans un temps qui semblait être un présent perpétuel : la souffrance de l'exil. Car l'indécision et les doutes qui habitent les contemporains de Jérémie paralysent aussi leurs actions et les cantonnent dans le rôle de spectateurs passifs. A quoi bon entreprendre quelque chose ?
Le prophète invite à bâtir, à planter, à engendrer. Il mentionne les prophètes et les princes, mais évoque également les charpentiers et les serruriers. Toutes ces activités sont spirituelles d'abord parce qu'elles sont demandées par Dieu, ensuite parce qu'elles contribuent au shalom, à cette paix qui est non seulement intérieure, -celle de la personne-, mais communautaire en contribuant à la justice sociale. Dans la perspective de Jérémie, ces activités sont exercées, vécues dans l'espérance que Dieu est et sera toujours présent pour restaurer un shalom, une paix globale plus complète.
Ni fuite en avant ni attentisme, le prophète invite chacun à prendre le temps de s'engager par des agissements concrets avec les moyens qui sont à sa disposition dans une situation difficile dont on sait qu'elle va durer.
"Métier" et "ministère" ont la même racine : nous traduisons à travers notre engagement notre reconnaissance pour la grâce que nous avons reçue de Dieu. Et nous pouvons redécouvrir Dieu dans nos activités quotidiennes que nous considérons souvent à tort comme trop insignifiantes ou trop peu spirituelles.
Que ces activités soient bénévoles ou salariées, elles peuvent être des lieux de service de l'autre à l'image de toutes ces professions dont nous avons redécouvert simultanément l'utilité sociale et le peu de valorisation salariale ainsi que de reconnaissance dont elles bénéficient.
Valoriser nos activités à la mesure de leur contribution au shalom, un "retournement" nécessaire?
En illustration, une oeuvre de Marc Chagall "La Vie" (détail)
Tapisserie réalisée par Yvette Cauquil-Prince vers 1990.